Le Serpent noir

Le Serpent Noir, projet inédit de Cécile Hartmann, se déploie autour de la métaphore du serpent noir : le pipeline géant Keystone qui transporte quotidiennement plus de 700 000 barils de résidus impurs, depuis les exploitations à ciel ouvert de l’Alberta, en passant par les réserves indiennes, souillant les terres et les réserves d’eau et engendrant des dégâts écologiques sans précédent. Ce pipeline, soutenu sous l’ère Trump, vient de voir la construction des derniers tronçons stoppée aux premiers jours de l’arrivée de Biden à la présidence des USA faisant souffler un vent d’espoir nouveau.

Le film, Le Serpent Noir (2019-2021), suit le flux invisible du pipeline et constitue le cœur du projet, depuis lequel se déploient en rhizome photographies, élément sculptural, wall-painting et sérigraphies.

Quatre ans après les luttes de Standing Rock et Sacred Stones, Cécile Hartmann partage l’archive de ce » temps d’après » dans cet épisode de l’histoire contemporaine où les luttes ont déjà laissé la place aux premières altérations du paysage et des formes de vie.

L’artiste en délivre un récit, sans figure humaine, où l’image documentaire se mêle à l’image mentale, enchevêtrement de temporalités et d’espaces dans une plongée au cœur des ténèbres. Les ténèbres, perçues pour leur potentialités créatrices comme destructrices, sont celles dans lesquelles le monde était plongé » au commencement lorsqu’il n’y avait ni lune ni étoile » ; elles sont ici le lieu des spectres, du surgissement et de la disparition. Elle deviennent également le contrepoint à la vision idéalisée des Lumières et de la Modernité (Christophe Colomb n’a jamais découvert l’Amérique) et à l’impasse écologique qui en résulte ( l’appropriation et l’épuisement des ressources naturelles).

Le travail de Cécile Hartmann porte toujours la trace d’événements latents, souterrains, qui transparaissent ou (ré)apparaissent à la surface des œuvres présentées. Le film Le Serpent Noir et ses ramifications se tiennent, eux aussi, sur ces fragiles interstices entre visibilité et invisibilité, dicible et indicible, réalité et fiction, organique et inorganique, force et instabilité. La mémoire – comme l’actualité – de la violence exercée autant envers la nature qu’envers la communauté amérindienne, affleure ainsi régulièrement dans les œuvres de l’exposition, au travers d’un plan du film, d’un élément textuel, d’une musique… Ils sont les indices, les surgissements de ces événements. Dès lors, l’énumération des noms des lieux traversés agit également comme projection fantasmatique de paysages naturels, de territoires appartenant aux « maisons » indiennes ou de batailles tristement célèbres. Le texte fait ici image, de la même manière que les notions mises en relation – dans ce qui emprunte la radicalité de sa forme à l’affiche militante – engagent le spectateur à penser les entrechoquements entre économie, politique, histoire et écologie.

Abaissant sans cesse son regard pour l’amener au plus près du sol, de l’argile « primitive », l’artiste s’intéresse à ces différentes strates, couches de temps et de mémoires accumulées. Sa vision passe ainsi constamment de l’échelle du global à l’échelle du fragment, d’une vision panoramique du paysage à une vision en plongée au cœur de la terre, dans un mouvement introspectif de l’ordre du psychanalytique.

Traçant des lignes entre romantisme, minimalisme et activisme, Le Serpent Noir se veut autant archéologie du présent dévasté et dévastateur que vision prophétique d’un avenir où le chaos et la destruction pourraient devenir forces de régénération si, toutefois, un nouveau cycle venait à s’amorcer.

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